Le cadeau de la jeune fille qui fit honte à son père musulman

(Carnet de voyages, Turquie, juillet 1988)

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Presqu’un beau conte de Noël. Il faisait froid. La lune brillait. La montagne était belle. Et pourtant, c’était l’été. Et pourtant, le village était musulman.

Presqu’un beau conte de Noël. Une belle rencontre. Une lumière que je n’espérais plus. Et pourtant, je n’étais pas un cadeau ce jour là. Et pourtant, je n’étais pas la bienvenue dans ce village là, ce jour là, non plus.

En Turquie, ce jour là, mon aventure commençait maussade. La ballade avait assez duré. La journée avait été trop longue. J’avais mal aux pieds. Pas les bonnes chaussures. J’avais froid. Même pas pris de pull et les rayons du soleil étaient déjà bas sur l’horizon. L’idée même de la longueur du chemin retour me faisait trainer des pieds. C’est décidé. Stop. Je ne ferai pas un pas de plus. Comme un âne, je me suis arrêtée net sur le chemin de montagne escarpé et me suis assise têtue sur un rocher qui avait gardé la chaleur de la pleine journée, à contempler fixement le paysage. C’est décidé. Plus un regard pour mon compagnon de route.

Mon compagnon de route, lui aussi râleur ce jour là. Marches plus vite. Tu me ralentis. Arrêtes de faire la gueule. Tu me gâches le paysage. C’est quand même pas trop demander un dernier effort avant d’atteindre le sommet pour contempler un magnifique coucher de soleil. Moi aussi, c’est décidé, je continue. Tant pis pour toi. Je vais même quitter le sentier. Enfin l’aventure, la vraie. Attends moi là, et ne bouges pas. Et comme un âne aussi, il coupa court à travers la montagne, en pays inconnu, sans se préoccuper du chemin retour à la nuit tombée.

Ce qui devait arriver, arriva. La nuit tomba. J’avais encore plus froid et j’étais encore plus râleuse, assise sur mon rocher. Je l’avais prévenu qu’il allait se perdre. Un âne. Même pas fichu de retrouver l’endroit où il m’a laissé tombé, au bord du chemin. J’allais être obligée de rentrer seule, de nuit, dans une montagne que je ne connaissais pas. Encore plus mal aux pieds. Toujours pas de pull. Et c’était parti pour quatre kilomètres à pied, ça use, ça use … quatre kilomètres à pied, ça use les souliers … surtout quand ce sont des espadrilles. C’est sûr, je le jure, quand je le retrouverai au village, ca allait chauffer.

Ce qui devait arriver, arriva. A l’arrivée, le village était plongé dans le noir le plus total. Rien. Pas un rayon de lumière à travers les fenêtres. Portes et volets clos. Pas de compagnon non plus. J’étais coupable, aucun doute. Jamais je n’aurai du le laisser partir seul dans la montagne. Même moi, avec mes espadrilles, je savais ça. Tout le monde, sait ça. Jamais seul en montagne. C’est même écrit dans le guide. Ne pas s’aventurer hors des sentiers balisés. Montagne très accidentée. Dangereuse. Crevasses nombreuses. Et peu de points de repères, dans un relief encaissé. J’étais responsable. Ne jamais laisser quelqu’un seul, surtout un inconscient. Panique immédiate. Inconscient. C’est ça. Et s’il était inconscient quelque part dans une crevasse ? Chaque minute comptait. Et pourtant, il faisait nuit. Difficile de pas attendre l’aube pour le retrouver. Difficile, mais pas impossible avec de l’aide.

Aucun doute, j’allais devoir demander de l’aide. Femme seule en détresse au beau milieu d’un pays où pourtant ca ne se fait pas de se balader seule la nuit, tête nue, et d’aller frapper à la porte du premier inconnu. Et pourtant, c’est ce que je fis. Têtue comme un âne, toujours, j’ai tambouriné longtemps à la première porte où j’entendis du bruit. Et ce qui devait arriver, arriva. La porte s’ouvrit sur un grand moustachu qui ne comprenait pas un mot de ce que j’essayais de lui dire. Français ? Non. Anglais ? Non. Inspiration subite. L’allemand. C’est écrit dans le guide, beaucoup de turcs parlent allemand. C’était mon jour de chance. Enfin presque. Non. Il ne pouvait pas m’aider. Es tut mir leid. Et à moi, donc. J’étais franchement désespérée, à me tordre les mains et à le supplier. Je comprenais. Mais continuais à supplier, en réduisant de plus en plus mes demandes. Une simple lampe torche. J’irai seule. Je retournerai sur le sentier de montagne. Sur le même où j’avais refusé d’avancer. Mais j’irai plus loin. Jusqu’au bout du sentier s’il avait un bout. Mais j’avais besoin d’une lampe torche. C’était impossible à tâtons.Es tut mir leid, à nouveau. Le moustachu ne peut rien. Il n’a rien chez lui qui puisse m’aider.

Et pourtant, il avait, mais ne le savait pas. Le moustachu avait une fille. Une fille merveilleuse. Elle ne parlait aucune des trois langues, mais comprenait quand même. Comprenait que j’avais presque son âge, 20 ans et des poussières pour moi. 20 ans ou un peu moins pour elle. Elle comprenait que j’étais seule, que j’avais froid, que j’étais désespérée. Elle comprenait que son père ne bougerait pas le petit doigt. Elle comprenait que son père disait non. Elle comprenait que pour son père la demande d’une femme inconnue, étrangère au village, ne valait rien. Elle comprenait le mot lumière aussi.

Le moustachu avait une fille. Une fille qui lui fit honte ce jour-là. Une fille merveilleuse.Tandis que son père me répondait, de plus en plus énervé, d’aller voir ailleurs. Elle sortit de sa réserve. Un coin sombre de la pièce. Elle sortit de sa réserve. Et passa à côté de son père, sans un mot, en baissant les yeux. Elle sortit de sa réserve et me tendit un trésor, le plus merveilleux des cadeaux. Une lampe. La lumière que son père n’avait pas chez lui.

J’avais froid. Le regard de son père était devenu glacial en voyant la lampe. Alors que j’hésitais en regardant tour à tour le père et la fille, la fille m’ouvrit la porte et me fit un petit geste de partir, vite, avec un merveilleux sourire. Un petit geste qui voulait dire aussi de ne pas m’inquiéter, qu’elle allait s’occuper de son père. Et d’un coup, elle ne fut plus seule. Son sourire attira toute une ribambelle de sourires espiègles, qui sortirent eux-aussi de leur réserve. Elle allait s’occuper de son père. Elle n’était pas seule et avait beaucoup de petites sœurs, qui m’entourèrent en me faisant signe de partir en souriant.

Et ce qui devait arriver, arriva. Je partis, seule, à nouveau dans la montagne. J’avais un peu moins peur, un peu moins froid. J’avais une lampe et l’encouragement souriant des jeunes filles. Leur chaleur dura tant que dura la lumière de la lampe. Environ 3 heures. 3 heures de course à trébucher tous les dix mètres sur un caillou que je n’avais pas vu. 3 heures à appeler et à n’entendre que mon écho en retour. Un peu plus de 2 heures à la montée. Un peu moins d’une heure en sens retour. Et quand la lampe torche s’éteignit, il ne me resta plus que la chaleur de mes larmes pour me réchauffer. Un vrai torrent en arrivant à proximité du village.

Le village était éclairé quand je revins. Il me servit de point de repères quand les chemins devinrent plus nombreux. Et là, un groupe d’hommes vint à ma rencontre. Eux aussi avaient du calculer l’autonomie de la pile de la lampe torche. Pas de jeunes filles merveilleuses, pas le propriétaire de lampe non plus. Un groupe d’à peine une dizaine de d’hommes, qui s’apprêtait à partir à ma recherche. J’avais empêchée le village de dormir. Ou peut-être était-ce l’idée d’avoir laisser une jeune femme ne connaissant pas la région partir seule dans la nuit à la recherche d’un homme perdu qui les empêcha de sombrer dans un juste sommeil. Ou peut-être étaient-ce les merveilleuses filles qui les avaient empêcher de dormir avec leurs bavardages d’arrière-cuisine. Je ne sais pas. Mais je soupçonne encore maintenant, mes espiègles, d’avoir eu la langue bien pendue ce soir-là et d’avoir réveillé le village, d’arrière-cuisine en arrière-cuisine. Et même encore maintenant, leurs sourires contagieux me font sourire.

Ce jour-là fut mon jour de chance. Alors que j’étais épuisée, à bout de ressources, le groupe d’hommes, prêts à partir à ma recherche, était dirigé par un guide. Beaucoup plus utile que mon petit livre dans le sac à dos. Il me parla en français et prit les choses en main. Il téléphona de l’unique téléphone du village, à une époque où les mobiles n’existaient pas, à mon hôte turc à une trentaine de kilomètres de là, pour savoir si mon compagnon n’avait pas laissé de messages pour moi. Fatiguée, d’avoir trop marché, trop pleuré, les deux en même temps d’ailleurs, je n’ai même pas cherché à argumenter. A dire à mon guide, combien je trouvais cette idée ridicule. A dire à mon guide, qu’il était absolument impossible que mon compagnon, s’il était conscient et à portée d’un téléphone, ne soit pas parti à ma recherche, de nuit, en montagne ou dans ce village turc inconnu. Et pourtant, mon guide était très fort. Il avait vu juste. Mon compagnon était bien au chaud en train de diner chez notre hôte. Tout allait bien. Je n’avais pas à m’inquiéter. Il s’est perdu et est arrivé, par l’autre versant de la montagne dans un autre village à une vingtaine de kilomètres de là, avant de rentrer par ses propres moyens. Tout allait bien.  Ils allaient venir me chercher.

Et pourtant, tout n’allait pas bien. J’étais livide. Muette à attendre leur arrivée. Muette debout au milieu de la place du village, entourée maintenant par tous les hommes du village. Silencieux eux aussi. J’avais beau essayer de me réconforter. C’est fini. Tout va bien. Impossible. Les larmes avaient séchées. Ma respiration revenue à la normale. Je n’avais plus même froid. J’étais simplement glaciale. Incapable même de trouver les mots que je voulais dire à mon compagnon quand il serait là. Une seule question ferait l’affaire. Tu étais où tout ce temps ?

Et ce qui devait arriver, arriva. La voiture de mon hôte et mon compagnon. Et là, ce fut ma langue qui me lâcha, quand je le vis. Souriant. Tout beau. Tout propre. Bien coiffé. Bien habillé. Sentant bon. Ma langue lâcha, et ma main partit aussi sec. Je l’ai giflé, là, ce soir là, en plein milieu du village attroupé. Et passée la première seconde de stupeur, tout le village éclata de rire. Pas ironique, le rire. Un rire spontané, comme un rire d’enfants. Un rire de soulagement. Une belle histoire qui finissait bien, naturellement. Une belle histoire à la Memed le Mince, qu’eux n’avaient surement pas eu l’occasion de lire, mais qui, moi, m’a fait rire et pleurer.

Une belle histoire qui a bien fini pour moi. Quelques jours plus tard, retour à Paris. Les chemins de mon compagnon et moi se sont à nouveau éloignés et nous nous sommes naturellement perdus de vue aussitôt.

Je ne sais pas comment la belle histoire a fini pour la merveilleuse jeune fille qui a fait honte à son père. Tout dépend du pourquoi de sa honte. Honte d’avoir une fille qui défie les règles de la bienséance et son autorité, les yeux baissés. Honte d’avoir une fille prête à subir une punition en souriant. Honte d’avoir été si peu à la hauteur de sa fille beaucoup plus petite que lui. Honte d’avoir une fille qui lui rappelle ce qu’hospitalité et générosité signifient sans même prononcer un mot. Juste en m’offrant deux cadeaux. Une lampe et un sourire. Je ne sais pas si elle a été punie ou récompensée pour ces cadeaux. Si elle se souvient, je souhaite qu’un jour mes remerciements lui parviennent. Moi, je n’ai rien oublié. Sauf son nom et le nom du village.

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  • Every de tout, A more included, & 2 Viel en +

    Eve ry de tout, .au propre et au figurez-vous, c'est déjà tout un lot ... de 12 bonnes raisons de tout mélanger en une suite logique ...
    1) Elle n'est pas la dernière en matière de fautes, quand les mots sont croisés ...

    2) I'm pro, c'est son métier

    3) Dans le melting pot, elle ne crache pas dans la soupe...

    4) Elle est parisienne comme tête de veau, et ne rechigne pas devant les froggies servis par des non-domestiques

    5) Elle retourne 7 fois, comme pas une autre, les langues pour celle qu'elle n'a pas encore dans la poche ...et parle comme pied dans la tongue de sa mère.

    6) Foncé, en stock dans son magasin, c'est en option ... comme clair, c'est le temps qui lui manque.

    X2) Quand ça compte, elle voit double...
    N'en jetez plus, la coupe est pleine ...Cheers

  • Valéry Schneider

    Valéry Schneider

    Une publicitaire et une desperate housewife qui a bien tourné ...la page et beaucoup d'autres clichés ...et qui en noircit pas mal, si son temps s'y prête ...Ca varie, même au beau fixe...

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